Pendant que la banlieue est continuement la scène de violences multiples: provocations policières, contrôles au faciès, émeutes, bavures, islamophobie, racisme politiques et intellectuels de gauche comme de droite dénigrent toute parole et toute pensée émanant des quartiers. D'un côté, on crie à la racaille et appelle à plus de répression; de l'autre, on victimise et brode sans cesse sur le manque de politisation et de parole des jeunes: ainsi, quand les cités s'enflamment, il ne s'agit pas d'une réaction politique, mais "le fait d'éléments incontrôlés", " une envie irrépressible de posséder les mêmes biens que les enfants de nantis". Racailles ou victimes blessées: deux façons de censurer une parole, de nier une réalité politique. Et les médias dans leur ensemble contribuent à murer les quartiers dans l'isolement et à les séparer du reste de la société. Le bitume avec une plume livre dans. Le bitume avec une plume est le témoignage d'un "jeune des banlieues", comme il est de bon ton de les nommer. Tout au long de ce récit, Skalpel raconte son quotidien: ses ami-e-s, ses colères, ses angoisses, son rapport au monde du travail (et sa difficulté à en trouver), à la répression toujours présente, à la violence des quartiers... Son écriture est à l'image de sa pensée: radicale, sans afféterie inutile, crue, sans concession.
Peut-être est-ce d'être né sous une mauvaise étoile qui l'a conduit à dormir sous le ciel et ses intempéries depuis vingt-deux ans. Noircir toujours des carnets Dans Ecritures carnassières, Ervé narre sa jeunesse abîmée, sa vie actuelle sur un trottoir du 10 e arrondissement parisien, le premier café de la journée, la première bière, la manche, les rixes entre poivrots. Le bitume avec une plume livre photo. Il se souvient d'un concert de Léo Ferré sous l'escorte d'un éducateur, son tabassage nocturne par deux jeunes bourgeois avinés, le premier confinement passé chez des amis à Antibes. Il décrit son irrémédiable solitude, l'ennui qui s'étire et la frénésie qui l'habite de noircir toujours des carnets – de prose, de poésie, de chansons, de dessins. Lire aussi (2021): Place des Vosges, à Paris, un campement de SDF: « C'est la seule manière de rendre visibles tous ces sans-abri » Pour autant, Ecritures carnassières ne doit pas être lu comme une curiosité éditoriale en raison de l'affiliation de son auteur à la catégorie « SDF ».
Certes, ce recueil de trente-huit instantanés possède une dimension authentiquement testimoniale quand il traite de l'aide sociale à l'enfance ou des conditions de vie des clochards. Il documente un quotidien foncièrement étranger à celui des auteurs publiés, et en cela s'avère précieux. Toutefois, cet aspect ne peut éclipser ce qu'a de profondément littéraire ce récit autobiographique, à l'image d' A la ligne. Feuillets d'usine (La Table ronde, 2019), dans lequel Joseph Pontus (1978-2021) relatait son expérience d'ouvrier intérimaire. Gageons qu'Ervé ne pense pas autrement, lui qui se situe aux antipodes de l'auto-apitoiement et s'est gorgé de livres. Le bitume avec une plume - Skalpel. Ses écrivains de prédilection se nomment Jack Kerouac, André Brink, John Fante, Arthur Rimbaud, dont il garde, dans son baluchon, Une saison en enfer. « Depuis longtemps je taquine la rue. Aujourd'hui encore. Guidé par mes failles, mes blessures, j'arpente trottoirs bitumeux ou sentiers poussiéreux. Partout le même bitume. Partout les mêmes poussières âcres.
Mais, à travers le récit d'une vie qui se déplie sous nos yeux de page en page, surgit une parole qu'on n'a que rarement l'habitude d'entendre, et s'élabore une pensée forte, et une analyse politique de notre société d'une rare justesse. Par Skalpel Chez Editions Al Dante Genre Littérature française (poches)